Entretien par Marie Escorne

scroll

> Français

Marie Escorne : Pour commencer, nous pourrions évoquer tes travaux regroupés sous le titre Campagne urbaine, qui font partie de tes premières interventions. Il s’agit de projections dans des lieux peu fréquentés, voire déserts. Pourquoi as-tu fais ce choix ? Pourquoi as-tu changé par la suite ta manière de procéder ?

Olivier Crouzel : Quand j’ai commencé ce travail, j’habitais à Paris et je prenais des photos de devantures de magasins comme Chanel, les Galeries Lafayette, McDonald, un bureau de change,… Ensuite, je partais en voiture à la campagne, en emportant tout mon matériel, à la recherche de lieux pour projeter ces images. Un peu avant la tombée de la nuit, je décidais d’un site qui me semblait convenir parce qu’il me plaisait pour ses qualités esthétiques mais aussi parce qu’il apporterait du sens à mon intervention : par exemple, j’ai projeté la vitrine Chanel sur une maison de douanier en ruine, et le bureau de change sur l’une des dernières sources gratuites d’eau potable. Une fois l’emplacement trouvé, je posais mon appareil photo sur un trépied et je le réglais sur un temps de pose long. Ensuite je projetais brièvement l’image d’une vitrine de magasin, car cette partie très lumineuse risquait de ne pas être lisible avec la durée d’exposition que j’avais choisie. Ce long temps de pose permettait par contre au paysage, plus sombre, d’apparaître petit à petit. Pour moi, cette manière de procéder était liée au principe photographique lui-même et en particulier au développement et à la « révélation » : avec la durée d’exposition, pouvant parfois atteindre plusieurs minutes, le lieu se révélait très progressivement et la photographie qui en résultait avait une lumière particulière, très douce, un peu irréelle. 

Cependant, cette façon de faire posait problème pour plusieurs raisons. En effet, les spectateurs de mes photographies pensaient qu’il s’agissait de photomontages ce qui était à l’opposé de ma démarche qui consistait à faire réellement des projections et à choisir des réglages sur le moment pour ne pas retoucher les images après coup. La photographie apparaissait par ailleurs comme un objet fini assez esthétique mais cet aspect me dérangeait finalement parce que je me rends compte aujourd’hui que l’acte photographique n’est qu’une partie du processus qui peine à traduire de manière satisfaisante l’expérience que j’ai faite sur le lieu.

ME : La projection demeure ton moyen d’intervention privilégié, on pourrait d’ailleurs dire que le terme « projection » est chargé de significations, comme le mot « révélation » auquel tu viens de faire référence. Tu fais aujourd’hui des interventions sur différents supports qui restent toujours plus ou moins apparents sous les images que tu projettes. Pourquoi as-tu choisi de travailler avec ce type de dispositif ? Comment choisis-tu tes supports ?

OC : Concernant la projection c’est vrai : ce que je projette c’est d’abord mon point de vue, une autre notion importante pour moi. Quand je vais sur un lieu je me balade souvent avec le vidéoprojecteur allumé pour trouver l’endroit qui convient le mieux en fonction des éléments plastiques (la lumière, les couleurs, les matières,…), du sens que je veux donner à mon travail mais aussi en pensant aux spectateurs et à la manière dont ils aborderont mon intervention.

D’une certaine façon, ma démarche consiste simplement à ajouter quelque chose sur un paysage qui m’intéresse, qu’il soit naturel ou urbain et il est important de regarder l’ensemble. Le support n’est jamais un simple écran : un mur blanc n’a pas d’intérêt pour moi parce qu’il faut que l’espace de projection (qui ne se réduit pas nécessairement à une seule surface) apporte également quelque chose.

ME : La ville est très importante dans ton travail. Dans les premières interventions dont tu as parlé, tu prélevais des images en ville que tu projetais ensuite dans la campagne, mais tu fais beaucoup de projections dans l’espace urbain et tu travailles sur des agglomérations plus ou moins grandes : Bordeaux, Soulac-sur-Mer, Cauterets. Comment expliques-tu cet intérêt ? Y a-t-il une différence pour toi entre le fait d’intervenir dans une ville ou un village ?

OC : Tous les endroits ont quelque chose à dire, que ce soit un village, une mégalopole, une capitale. Il y a des points communs et des différences bien sûr entre ces lieux. Pour prendre une image, c’est un peu comme si on comparait une flaque d’eau à un lac : bien que le changement d’échelle implique évidemment des écarts, il y a aussi beaucoup de similitudes. Je suis très inspiré par les humains, par ce qu’ils construisent et la façon dont ils transforment l’environnement. Je regarde la manière dont l’urbanisation se développe autour de moi : tous les immeubles d’habitation, les commerces qui n’en finissent pas de s’étendre. Je m’intéresse aussi aux relations entre les personnes, et la manière dont j’entre en contact avec elles change finalement peu entre les villages et les villes plus importantes (dont on peut considérer qu’elles sont composées de quartiers comparables à des villages) : souvent, je m’installe à un café, je rencontre un première personne qui me présente ensuite à ses connaissances et me fait découvrir le lieu…

Par exemple, pour une intervention intitulée Place de village, j’ai rencontré des habitants de petites agglomérations en milieu rural : je les ai pris en photo juste devant chez eux et je leur ai donné rendez-vous à la tombée de la nuit, pour voir les projections de ces images sur la place du village. L’idée était avant tout de faire revivre cet endroit et ça a marché, puisque les gens sont venus et ont commencé à parler les uns avec les autres et à se remémorer des souvenirs liés aux lieux. Le fait de projeter des images fixes ou en mouvement de manière sauvage permet souvent de lier la conversation et ces rencontres sont importantes pour moi.

Dans les grandes villes, il y a une différence essentielle parce qu’il y a du spectacle partout et que mes projections risquent de devenir aussi un spectacle. Pour éviter cet effet, je travaille souvent dans des lieux inattendus, en déplaçant les images du contexte où elles ont été prises.  J’ai, par exemple, photographié des musiciens de rue et je ne les ai pas projetés dans le centre ville mais en zone périurbaine, sur des sites où ça ne semblait pas aller de soi et où ces musiciens apparaissaient différemment : alors qu’habituellement les piétons les entendent avant de les voir ou sans même les regarder, les joueurs de guitare ou de violon montrés en très grands sur des constructions à la périphérie de la ville deviennent avant tout visibles, ce qui permet d’imaginer leur musique. 

ME : Tu sembles apprécier particulièrement les espaces en friches, les lieux abandonnés un peu en marge des villes… Pourquoi ces endroits t’inspirent-ils ?

OC : Oui, j’aime ces lieux qui sont en mouvement, qui se transforment. À Bordeaux, j’ai travaillé sur les Bassins à Flot où il y avait beaucoup de hangars, de bâtiments abandonnés et de terrains vagues, puis les maisons anciennes ont été démolies et des immeubles se sont construits… J’apprécie aussi les friches parce que j’y trouve quelque chose d’équilibré : la nature reprend ses droits dans ces lieux que je trouve finalement paisibles. On peut se promener dans ces interstices et imaginer ce qu’il y avait avant, récupérer des objets,… D’ailleurs mon atelier est situé dans l’ancienne caserne Niel à Bordeaux, qui est aussi un espace en friche dans lequel je suis souvent allé faire des repérages avant de décider d’en faire mon espace de travail.

À Cauterets je me suis également inspiré d’un bar / restaurant abandonné appelé « La Raillère » que j’ai visité à la lampe électrique. C’était pour moi comme une fouille archéologique, sauf qu’il s’agit en quelque sorte d’une fouille du présent ou d’un passé très proche. Dans ce bar / restaurant, j’ai récupéré un rideau, une affiche concernant la protection des mineurs et une pancarte des tarifs de consommations sur laquelle les prix sont en franc. Ce ne sont pas des objets précieux mais ce sont des traces, qui témoignent de la vie qu’il y a eu dans un lieu et aussi d’une époque. Si le bar est un jour refait, tout ça partira à la poubelle et je trouve qu’il est important de garder et de faire voir autrement ces objets en les mettant en scène. J’ai donc décidé de les exposer et de projeter par dessus la vidéo qui montre ma découverte de l’intérieur de La Raillère à la lampe électrique. De cette manière, je crée moi-même un support qui a du sens par rapport aux images que je projette…

ME : Le Signal est un bâtiment à Soulac-sur-Mer (en Gironde) dont il a beaucoup été question dans la presse, puisque les habitants ont dû évacuer cet immeuble qui menace de s’effondrer à cause de l’érosion du littoral. Tu as fait un travail autour du Signal qui s’apparente aussi à une forme d’ « archéologie du présent »…

OC : Oui, je suis allé dans le bâtiment après son évacuation et je l’ai exploré. Lors de ma première visite du Signal, j’ai été particulièrement touché par un tag sur le mur d’un appartement, sans doute tracé par un habitant avant de quitter les lieux, qui disait : « Ici on a été heureux ». Je l’ai donc pris en photo et le soir même j’ai projeté cette image sur l’immeuble, ce qui était une manière de changer d’échelle : la personne qui a écrit sur les murs parlait de l’appartement et de l’immeuble dans lequel elle a vécu heureuse, mais une fois qu’on projette cette phrase à l’extérieur, sur la façade du bâtiment, on peut imaginer qu’elle prend une signification nouvelle qui pourrait être « ici, sur cette terre, on a été heureux »…

Je suis retourné au Signal de nombreuses fois par la suite. J’ai par exemple balayé les entrées communes, en fixant une caméra sur le balai. C’était un peu pour moi comme lorsqu’on s’occupe d’un mort avant de l’enterrer, on lui rend un dernier hommage en pratiquant une toilette mortuaire. Dans le même temps, comme à Cauterets, j’ai récolté des objets : un écriteau avec les horaires de ménage, une chaise,… et je projette des vidéos sur ces « reliques ».

ME : Tu parles du bâtiment comme d’une personne… Est-ce que tu dirais que tu cherches à lui (re)donner de l’humanité à travers ces différentes interventions et installations ?

OC : Je me pose toujours la question. Je me rends compte que lorsque j’entre dans un bâtiment qui a été habité, j’ai le sentiment qu’il y a une âme : des vies sont passées là, on le ressent. On ne peut pas éprouver ça dans les logements neufs et, finalement, je pense que j’humanise peut-être ces lieux parce que j’ai l’impression que c’est ce qui manque, cette bienveillance, ce lien. On parle beaucoup de lien social mais il y en a de moins en moins : les gens sont sur leur téléphone, ils ne regardent plus leur environnement, ils rêvent d’acheter des objets neufs qui leur donneront l’impression d’être quelqu’un. Et je crois que ce qui compte vraiment disparaît, mais j’espère que je me trompe…

ME : Tu travailles beaucoup autour de la mémoire. On l’a vu avec le Signal, mais on le voit dans une autre intervention précisément intitulée Amnésia  En quoi consistait cette projection ?

OC : Ça fait longtemps que je filme les piétons dans les rues ou au marché : j’ai des heures de vidéos de ce type. Pour Amnésia, j’ai filmé au ralenti les personnes qui montaient et descendaient les escaliers sur l’un des côtés du parvis de Beaubourg. C’était une période de conflits importants au Moyen Orient et les médias montraient de nombreuses images de villes détruites, notamment en Irak et en Syrie. Dans le même temps je voyais à Paris ces gens monter et descendre les escaliers, un peu comme s’ils marchaient sur des ruines en n’ayant pas conscience de ce qui se passait. J’ai donc conçu un dispositif particulier pour exposer la vidéo de ces passants : à quelques centimètres d’un mur, j’ai installé des parpaings glanés dans une ancienne caserne militaire qui ressemblaient, par leur matière et leur couleur, aux escaliers de Beaubourg mais qui évoquaient aussi une ville en ruine. J’ai réglé le vidéoprojecteur afin que le film se projette à la fois sur les parpaings et sur le mur, ce qui donne un résultat déroutant parce que éléments n’étant pas sur le même plan créent des découpes dans l’image, comme des trous noirs qui rendent visible cette idée d’amnésie collective.

ME : Comme on l’a vu précédemment, tu interviens en milieu urbain et en milieu naturel mais finalement les deux ne sont pas nécessairement distincts puisque tu travailles parfois dans des parcs qui font partie des villes. Comment penses-tu cette relation entre la nature et la ville ?

OC : Lors des Nuits Blanches à Paris, en octobre 2013, j’ai fait une installation qui s’intitulait Monstres pour laquelle je projetais dans le square Georges Cain (près du Musée Carnavalet) des images de mains qui caressaient des troncs et des images d’un homme qui semblait manger des feuilles dans les arbres. Les gens n’avaient pas accès au square ce qui fait qu’ils regardaient l’installation derrière les grilles. Ce qu’ils ne savaient pas, c’est que j’avais disposé une caméra dans le parc et que je les filmais. C’est toute une partie de l’intervention que je garde pour plus tard.

Mais souvent je crée un contraste entre la ville et la nature. La projection vidéo permet de prendre des images quelque part et de les amener ailleurs, ce que je faisais avec Campagne urbaine mais je m’amuse aussi, inversement, à projeter dans l’espace urbain des vidéos tournées dans la nature. Pour Flux et reflux, par exemple, j’ai montré au sol, sur les quais à Bordeaux, des images de l’océan que j’avais filmé par temps de tempête. J’avais élaboré un dispositif avec des serviettes qui apparaissaient par intermittence. Là encore, j’ai réalisé des vidéos des spectateurs qui jouaient à faire comme s’ils sautaient dans les vagues, ou comme s’ils s’allongeaient sur les serviettes. Il y avait un décalage qui m’intéressait puisque les gens semblaient s’amuser alors que l’océan était déchaîné.

Pour un autre projet, intitulé Le véritable opium du peuple ? (Brâme urbain), j’ai enregistré le brame du cerf que l’on entend lors de la période où il est en rut. Cette saison correspond aussi au moment où tout le monde commence à ce préoccuper des achats de Noël, où les villes sont décorées et où tous les magasins font leurs vitrines pour les fêtes de fin d’année. J’ai donc accroché une remorque à mon vélo, avec des enceintes de 2000 watts et je me suis promené dans Bordeaux, dans des lieux commerçants (la rue Sainte Catherine, le Marché des Grands Hommes) en diffusant le son du brame du cerf, une façon pour moi de créer un contraste mais aussi de faire un rapprochement, pour révéler avec humour le désir et la frénésie qui s’emparent des gens qui se ruent dans les magasins au moment des fêtes.

ME : Dans ce dernier travail, tu étais à vélo, et l’installation était mobile. Tu as fait d’autres interventions pour lesquelles tu es en mouvement, dans le tram par exemple. Ces notions de mouvement, de déplacement, sont-elles particulièrement importantes pour toi ?

OC : Oui, la notion de trajet est en effet essentielle pour moi. D’une manière générale j’aime être en mouvement : les idées me viennent souvent quand je marche ou quand je me déplace, notamment en train qui est un moyen de transport que j’affectionne particulièrement. En ce qui concerne mon intervention dans le tramway (Trajet), elle partait de l’idée de ramener du paysage naturel dans la ville, mais j’avais aussi envie de proposer aux citadins un double trajet, celui du tram qui est tout tracé et invariable et un autre, plus imaginaire. Pour cela, j’ai d’abord filmé mes pieds nus en gros plans, en train de marcher en ligne droite dans des zones marécageuses. Ensuite, j’ai pris le tram à des horaires soit très tardifs soit très matinaux et j’ai projeté sur la ville ces pieds qui apparaissaient comme des pieds de géants. À l’aide d’un potentiomètre, je réglais la vitesse de la vidéo de manière à ce qu’elle s’adapte à la vitesse du tram, mais légèrement plus lente. Les voyageurs me disaient qu’ils se sentaient portés, que ça donnait un autre rythme au trajet. Dans cette installation, il n’y a pas forcément de message, mais si ça a permis aux gens de s’évader un peu ça me suffit…

ME : Ici, comme dans beaucoup d’autres interventions, il me semble que la question du point de vue, que tu évoquais précédemment, est importante parce que la projection est lisible pour ceux qui prennent le tram mais on imagine que ceux qui sont dans les bâtiments sur lesquels tu projettes les images ne voient pas ou ne comprennent pas forcément ce qui se passe.

Oui, dans mon travail il y a d’abord le principe de l’anamorphose, qui fait qu’à partir du moment où je projette quelque chose sur une surface qui n’est pas forcément plane il faut être à un endroit précis pour voir l’image. Aujourd’hui, il y a cette mode du mapping : dans de nombreuses villes on fait des événements avec des projections qui occupent des façades entières. C’est du spectacle et il n’y a pas besoin de trouver un point de vue particulier. Au contraire, c’est important pour moi d’inciter les personnes à se déplacer. D’un certain côté, ça met les spectateurs dans une position moins confortable mais c’est également moins autoritaire parce qu’ils font comme ils veulent. C’est pour ça que je fais des vidéos très courtes qui tournent ensuite en boucle : les spectateurs peuvent regarder et partir quand ils le souhaitent. Ils peuvent aussi s’approcher et passer dans le faisceau lumineux : ils sont acteurs du dispositif.

ME : Parfois tu travailles dans le cadre d’événements ou sur commande, mais souvent tu te promènes, tu sembles libre. Est-ce que tu fais une différence entre ces façons d’intervenir ?

OC : D’une manière générale, j’aime choisir le moment, le lieu… Avec les commandes il faut parfois travailler avec un territoire donné mais c’est finalement l’occasion de découvrir de nouveaux endroits et de faire des rencontres enrichissantes. Ce qui est plus contraignant concerne le moment de l’intervention que je ne peux pas toujours choisir. D’une manière générale je tiens à garder ma liberté, je ne veux pas faire de la publicité. Aussi, quand on me demande d’intervenir quelque part, je montre ce sur quoi je travaille et les développements que j’ai imaginés et les commandes me permettent de financer les projets qui nécessitaient un certain investissement.

ME : Au Panama, tu t’es servi de l’invitation qui t’étais faite pour travailler avec les habitants et faire entendre leur parole. Peux-tu expliquer en quoi consistait ce projet ?

OC : Être artiste et intervenir dans l’espace public permet de dire un certain nombre de choses. C’est devenu vraiment essentiel, comme une sorte de devoir pour moi d’avoir cet engagement citoyen et tout simplement terrien, même si je trouve ça également délicat. Au Panama effectivement, j’avais la possibilité d’exposer dans un cadre institutionnel, au Biomuseum (Biomuseo) construit par Frank Gehry. Quand je suis allé là-bas, j’ai d’abord voulu m’intéresser au pêcheur : j’avais fait des sorties en mer et des vidéos des pêcheurs sur le Bassin d’Arcachon et je voulais voir si le métier et les problèmes étaient les mêmes de l’autre côté de l’océan… Je suis donc allé dans un village de pêcheurs au Panama, dans lequel le narcotrafic est aussi très développé. J’ai rencontré une femme connue et appréciée, un peu comme une assistante sociale, qui avait également une certaine autorité sur le quartier. Elle m’a fait faire le tour des lieux, les gens ont vu que je travaillais avec elle et ont commencé à me faire confiance. J’ai pu sortir en mer avec des pêcheurs et un point a particulièrement retenu mon attention : c’est qu’avant d’aller vendre leurs poissons, ils passaient par le village et donnaient une partie de la pêche à la communauté. Le problème, c’est que les tours, les autoroutes, les magasins se construisent et empiètent petit à petit sur ce village. Or, s’il n’existe plus, les pêcheurs ne pourront plus rester et c’est finalement toute une culture qui disparaitra. J’ai donc décidé d’enregistrer les témoignages des habitants du village (les pêcheurs, les enfants, l’assistante sociale, les femmes du quartiers, les « anciens »,…) dans lequel j’ai fait une première installation vidéo, ce qui était une manière de leur montrer le travail que nous avions réalisé ensemble et de les remercier. La seconde installation, au Biomuseum (Biomuseo), mettait en parallèle les images du Bassin d’Arcachon, et celles que j’avais faites au Panama. Les habitants du village sont venus au vernissage où il y avait tous les officiels. C’était vraiment important pour moi de faire ça : de m’effacer en quelque sorte pour donner vraiment la parole à ces citoyens.

ME : Il me semble qu’il y a finalement ce versant de ton travail engagé et centré sur l’humain, qui consiste à donner de la visibilité à ceux qui n’ont pas la possibilité de se faire suffisamment entendre et, d’un autre côté, d’autres interventions où tu dénonces la perte d’humanité des constructions urbaines : je pense à la série Ici bientôt…

OC : Oui, il s’agit d’un travail que je poursuis également autour des panneaux publicitaires que l’on peut voir lorsqu’il y a des constructions nouvelles et que des logements seront prochainement à vendre : ce sont des images de synthèse qui donnent une vision idéalisée de l’avenir avec des petites familles heureuses, de belles voitures, etc. mais ça n’est pas la vraie vie… J’ai pris une photo de l’un de ces panneaux qui était tombé par terre après une tempête et qui était donc couvert de boue et j’ai zoomé sur une partie de l’image. Ensuite, je suis allé projeter la photo au dos des panneaux publicitaires de 4 x 3 mètres. Cette intervention est une réaction à cette manière de construire de plus en plus d’immeubles avec des appartements qui sont bien souvent achetés pour de la défiscalisation. C’est aussi une réaction à ce qu’on appelle les « écoquartiers » qui n’ont d’écologique que le nom parce qu’ils ont parfois été bâtis sur des terres humides fragiles et protégées sans aucun souci pour l’environnement et sans penser non plus à l’humain et au lien social.

ME : Pour finir, on pourrait évoquer Pachamama, l’une de tes dernières créations, qui reprend ces questions écologiques mais aussi ces notions d’échelles qui traversent finalement ta pratique…

OC : Il s’agit d’une mappemonde que j’ai achetée dans une brocante. Cet objet m’a plu pour plusieurs raisons : c’est une mappemonde qui sert de bar (on peut y ranger des bouteilles), elle est illustrée et ne ressemble pas aux planisphères d’aujourd’hui mais plutôt aux cartes anciennes et puis on voit surtout l’hémisphère nord alors que le sud reste caché. J’ai enregistré les conversations avec les brocanteurs à propos de cet objet, et notamment les remarques d’une brocanteuse qui expliquait que si on voulait voir l’hémisphère sud, il suffisait de se baisser pour regarder l’objet par en-dessous. J’ai donc décidé d’acheter cette mappemonde et, en faisant des recherches, j’ai découvert que la Pachamama est une divinité qui désigne la terre-mère en Amérique Latine et que, dans les rituels traditionnels, on lui offre notamment de l’alcool qui est considéré comme bienfaiteur… J’ai donc réalisé une vidéo de la mappemonde que je fais tourner avec les bouteilles à l’intérieur que j’enlève les unes après les autres jusqu’à ce qu’il n’y en ait plus et que la terre s’arrête de tourner. Cette idée m’est aussi venue d’une conversation avec Jean-Guillaume Bordes, un archéologue, qui m’expliquait que nous étions comme des bactéries dans un bac et qu’à partir du moment où les bactéries sont dans un espace fini (à l’image de la terre), elles se développent et prolifèrent jusqu’au moment où il n’y a plus rien pour se nourrir ce qui fait qu’elles finissent par mourir. Pachamama était un vœu formulé pour l’avenir, une façon de dire qu’il faut faire travailler notre imagination, qu’il faut peut-être aller voir ce qui se passe ailleurs, de l’autre côté de la terre et qu’il ne faut pas gaspiller nos ressources pour qu’on puisse y vivre encore longtemps…

Marie Escorne
Enseignante et chercheuse
Université Bordeaux Montaigne
Auteure de L’art à même la ville, Bordeaux, PUB, 2015

 

Entretien du lundi 1er février 2016
Photo : Le Signal / Entretien 6 entrées