Entretien par Sébastien Gazeau

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Qu’est-ce qui fait que vous choisissez tel lieu plutôt que tel autre pour projeter vos images ?

Il faut d’abord dire que j’ai de plus en plus de mal à trouver des endroits pour mes projections parce que je sais de plus en plus précisément ce que je veux ! Je ne cherche pas seulement des supports sur quoi projeter, mais des environnements dont se dégage une atmosphère bien particulière. On doit pouvoir y sentir une certaine tension, soit parce qu’ils traduisent une impression d’isolement, soit parce qu’ils sont abandonnés. Ce sont généralement des lieux dont l’histoire ou la fonction sont oubliées, ce qui laisse la liberté de leur imaginer une autre histoire, un nouvel usage. Mais ce qui m’importe le plus dans cette situation, c’est de les rendre vivants et plus précisément de faire ressentir en quoi ils sont liés à l’humain. La cabane de douaniers située sur la côte sauvage à Saint Pierre Quiberon par exemple, celle qu’on voit dans les séries United Nation ou Campagne urbaine, évoque une présence et une activité humaines passées. Le fait qu’elle soit abandonnée n’annule pas son histoire, au contraire. Les lieux parlent aussi des gens qui n’y sont plus. J’aborde cette question, à l’envers en quelque sorte, lorsque je projette les devantures de magasins dans des lieux dépeuplés où, a priori, il n’y a jamais eu de magasins. On peut se dire qu’avant de trouver des commerces, il faut des gens. Mais on peut également se demander ce qui attire les gens, et donc si ce ne sont pas les magasins qui les précèdent. J’aime créer ce genre d’écart, inverser les rapports entre les lieux et les êtres humains.

Jusque dans son titre, Campagne urbaine trouble l’identité des espaces en transposant la ville à la campagne. À croire que la nature, qui a longtemps été le milieu privilégié de vos projections, ne se distingue plus vraiment de la ville…

Il me semble au contraire que les villes et les campagnes se différencient de plus en plus. Mais on est de moins en moins capable de voir la nature. On la regarde par rapport à la ville. Pour ma part en tout cas, je ne sais plus la voir en tant que telle. Quand je suis dans un coin de forêt en Dordogne, je me dis que je ferais mieux d’apprendre à chercher les champignons plutôt qu’à essayer de projeter mes images ! Pour les vieux de là-bas, qui me connaissent parce que j’y suis né, je suis devenu le citadin, le touriste. J’aime la nature, elle me fait du bien, mais je ne la connais pas comme ces gens la connaissent. Certains font des ballades en forêt pour rester en contact avec la nature, moi c’est par le biais de la vidéoprojection que je maintiens le lien.

Peut-on parler d’un lien affectif, voire nostalgique avec ce « monde perdu » ? Galinat par exemple, qui est le village de votre enfance, apparaît régulièrement dans vos séries…

Préserver ou raviver des endroits abandonnés ne m’intéresse pas. Je ne cherche pas à empêcher le processus de transformation/disparition à l’œuvre dans ce village comme dans beaucoup d’autres. Ce qui m’intéresse en revanche, c’est d’utiliser Galinat comme atelier de travail. Mon intérêt pour cet endroit est en réalité plus topographique qu’affectif. J’ai commencé à y projeter parce que j’en connais tous les recoins. Ce que je cherche à faire depuis quelques années maintenant, c’est de poursuivre mon travail ailleurs.

On vous pose souvent cette question : pourquoi vidéoprojeter vos images et les photographier ensuite, au lieu de les créer de toutes pièces sur ordinateur ?

D’abord pour ce rapport physique dont je viens de parler, cette manière d’entrer en contact avec l’environnement où je me trouve. Sans cette expérience, je ne pourrais pas faire ces images. Ça n’apparaît peut-être pas à ceux qui les regardent, mais moi, je sais que le froid, l’humidité ou la fatigue conditionnent leur réalisation et ce qu’elles peuvent transmettre. Il y a une autre raison qui justifie à mes yeux cette manière de faire : c’est l’intrusion réelle des images dans l’espace public. Ça permet de rendre visible une certaine réalité. En projetant la vitrine d’un magasin Cartier sur un mur de Galinat, je rends à cette marque la dimension qu’elle occupe effectivement dans les magazines qu’on trouve aussi dans les maisons de Galinat. Cartier est réellement à Galinat ! La vidéoprojection permet de prendre la mesure de cette présence qui occupe notre imaginaire et induit une certaine manière de regarder le monde. Cette intrusion réelle de l’image produit une incidence effective sur les rapports que nous entretenons avec notre environnement. Les gens qui ont assisté à mes vidéoprojections pourraient en témoigner. Les publicitaires aussi, quoique avec d’autres intentions…

Ça ressemble à une lutte de territoire entre images dans l’espace public ?! Une forme de dénonciation, peut-être ?…

Mes images traduisent un point de vue sur le monde d’aujourd’hui. Je ne cherche pas à dénoncer quelque chose, ni à dire que c’est triste ou mal. Ce que je montre – et c’est peut-être ce qui donne le sentiment que j’essaie de faire passer un message, c’est l’ambiguïté de certaines situations. Cette ambivalence est propre à notre époque, au fait que tout se superpose et se mélange. Une boutique Chanel au milieu d’un champ, est-ce aujourd’hui réellement si surprenant ?… Tout cela part d’un constat auquel je ne suis pas suffisamment compétent pour ajouter une analyse sociétale ou politique. Ce que je peux dire, c’est que la communication et la publicité envahissent nos espaces publics et intimes. Et que cela ne nous rend pas très inventifs dans nos désirs.

Propos recueillis par Sébastien Gazeau à Bordeaux le 15 décembre 2011.